7 décembre 2023

L’effet de surprise : critère retenu en Suisse pour conférer la protection par le droit d’auteur à un modèle de barbecue

Le Tribunal fédéral suisse a rendu le 17 juin 2022 un intéressant arrêt en matière de protection des œuvres des arts appliqués en Suisse. Pour admettre le caractère protégeable d’un barbecue, le Tribunal fédéral prend en compte l’effet de surprise produit par sa forme qui le distingue artistiquement de ce qui est déjà connu. Il en déduit que ce barbecue peut être considéré comme une individualité relevant du droit d’auteur. Même si les conditions de protection par le droit d’auteur diffèrent entre la Suisse et l’Union européenne, cette décision nous semble intéressante et pourrait servir d’inspiration. Ce critère de l’effet de surprise nous paraît être un indice pertinent pour apprécier la créativité et donc le caractère protégeable d’une œuvre par le droit d’auteur. Explications :

L’affaire Feuerring : les faits et la procédure

Dans cette affaire, M. Andreas Reichlin, sculpteur, revendiquait des droits sur un modèle de gril créé en 2009 et commercialisé sous la marque « Anneau de feu » (ou Feuerring). Ce modèle a par la suite fait l’objet de déclinaisons.

Ces anneaux de feu sont constitués par de grands bacs en acier de différentes dimensions et diamètres, au centre desquels un feu de bois peut être allumé. Des anneaux horizontaux en acier de 12 mm d’épaisseur sont fixés au bord des bacs, sur lesquels des aliments peuvent être cuits :

Anneau de feu A. Reichlin 2009
Image disponible sur le site internet feuerring.ch.

M. Reichlin a découvert qu’un concurrent proposait à la vente des « anneaux de gril » depuis 2014. Après diverses tentatives de règlement amiable qui n’ont pas abouti, M. Reichlin a saisi le tribunal de commerce du canton d’Argovie de diverses demandes visant à voir interdire la vente de sculptures en acier et notamment les modèles représentés ci-dessous :

Modèles en cause dans l’affaire Feuerring

Par jugement du 3 août 2021, le tribunal de commerce a considéré qu’il existait une grande marge de liberté en matière de conception de barbecue et qu’en 2009, l’Anneau de feu de M. Reichlin se distinguait des formes connues de grils. Les juges ont ainsi considéré que le modèle invoqué présentait l’individualité requise pour être protégé par le droit d’auteur.

Le tribunal a par ailleurs partiellement admis les demandes concernant les grils portant les noms de modèle Dimidius, Conicum et Hemisfär, rejetant pour le reste les demandes.

Les défendeurs ont formé un recours devant le Tribunal fédéral. Ils contestaient la protection par le droit d’auteur de l’Anneau de feu pour trois raisons :

  1. Le caractère banal du gril ;
  2. L’existence d’antériorités pertinentes ;
  3. Les caractéristiques techniques du produit limitant la liberté de création.

Droit d’auteur en Suisse : quels critères de protection pour les arts appliqués ?

Dans sa décision du 17 juin 2022 (aff. n° 4A_472/2021 et 4A_482/2021 Feuerring c/ A.), le Tribunal fédéral suisse a confirmé le jugement de première instance, reconnaissant le caractère protégeable du gril Feuerring par le droit d’auteur.

Une création intellectuelle à caractère individuel

Le Tribunal fédéral rappelle d’abord qu’en droit suisse, les œuvres des arts appliqués bénéficient de la protection du droit d’auteur lorsqu’elles sont des créations intellectuelles à caractère individuel.

Selon la jurisprudence suisse, l’originalité au sens d’une empreinte personnelle de l’auteur n’est pas nécessaire. Il suffit que le caractère individuel s’exprime dans l’œuvre elle-même. C’est l’individualité de l’œuvre qui est déterminante et non pas l’individualité de l’auteur.

Le Tribunal ajoute que la conception artistique individuelle doit résulter de la partie qui n’est pas déjà imposée par le but utilitaire, mais qui permet une conception libre.

L’effet de surprise : indice d’individualité de l’œuvre

Les défendeurs soutenaient que le modèle revendiqué était banal. Ils affirmaient qu’il ne suffisait pas de combiner des formes et des lignes déjà connues pour conférer une individualité à une œuvre. Selon eux, l’Anneau de feu constituerait une simple combinaison de formes géométriques de base.

Position du Tribunal fédéral

Cette argumentation n’a pas convaincu le Tribunal fédéral qui a au contraire estimé que si l’Anneau de feu se caractérise certes par la simplicité de sa forme, il se distingue clairement, sur le plan artistique, de l’ensemble des formes connues pour les barbecues au jour de sa création.

Et le Tribunal d’ajouter que l’Anneau de feu ne présente pas seulement un design attrayant, mais est perçu comme quelque chose de nouveau et d’unique par rapport aux formes connues auparavant, et que le choix de la forme apparaît surprenant et inhabituel pour un gril :

« Un certain effet de surprise résulte en outre notamment du fait que l’“anneau de feu” n’apparaît pas au premier coup d’œil comme un gril. L’observateur impartial ne reconnaît tout d’abord pas un gril avec une forme particulière (différente), mais un objet artistique qui, en y regardant de plus près, se révèle être un gril. Pris dans son ensemble, le “cercle de feu” est donc plus qu’une simple variation d’une conception préexistante. En tant que tel, il serait certes “différent” et donc éventuellement “singulier” en termes de design (cf. HILTY, “Hobby-Kalender”, loc. cit., p. 30). Au regard de l’impression d’ensemble, l’“anneau de feu” se distingue artistiquement de ce qui est déjà connu, de telle sorte qu’il peut être considéré comme ayant une individualité relevant du droit d’auteur ».

Notre analyse

Cette référence au caractère surprenant a pu faire l’objet de critiques doctrinales, certains considérant que la surprise ne signifiait pas nécessairement qu’une œuvre avait une individualité. Or, cette motivation nous paraît au contraire intéressante.

En effet, la créativité humaine implique par nature la surprise. D’ailleurs, les tribunaux français font parfois expressément référence à l’effet de surprise ou au caractère inattendu d’un choix pour caractériser ou dénier l’originalité d’une œuvre (V. par ex. CA Lyon, 13 déc. 2012, RG n° 11/01390 ; TGI Paris, 3e ch. 2e sect., 23 oct. 2015, RG n° 14/03996 ; TUE, 9 mars 2017, aff. T-104/16).

De manière plus générale, la jurisprudence prend souvent en compte la surprise de manière indirecte. C’est le cas lorsqu’elle considère que, même en l’absence d’antériorité de toute pièce, un modèle n’est pas protégeable au motif que la combinaison d’éléments qui le caractérise ne s’écarte pas suffisamment de l’art antérieur ou n’est qu’une variante attendue dans le domaine considéré (V. par ex. Cass. 1re civ., 20 mars 2014, pourvoi n° 12-18518 ; US Copyright Office, review board, 6 octobre 2020).

La référence à cet élément de surprise créée par la forme inventée par M. Reichlin nous paraît donc être à tout le moins un indice pertinent pour apprécier la créativité et donc le caractère protégeable d’une œuvre par le droit d’auteur, au moins du point de vue du droit européen.

La pertinence de l’art antérieur

Les défendeurs reprochaient également au tribunal de première instance de ne pas avoir assez pris en compte l’art antérieur.

Cette argumentation n’a pas non plus convaincu le Tribunal fédéral suisse qui a au contraire relevé que les antériorités produites s’écartaient très sensiblement du Feuerring. En particulier, les juges ont relevé que les barbecues connus en forme de boule avec grille se distinguaient clairement de l’Anneau de feu par leur aspect général.

Le caractère technique des caractéristiques du produit écarté

Enfin, les défendeurs prétendaient que le tribunal de première instance aurait dû prendre en compte le caractère technique des caractéristiques du produit en cause.

Ils s’appuyaient notamment sur le fait que M. Reichlin avait déposé le 1er juillet 2008 un brevet portant sur un « dispositif pour cuire des aliments » (Brevets suisse n° CH699047B1 et EP2143362A1). Ainsi, ils invoquaient une liberté de création limitée par tous les éléments imposés par le brevet, de sorte que ces contraintes ne laisseraient aucune place à une conception individuelle. En particulier, les défendeurs invoquaient la surface de chauffe sous forme d’une surface circulaire continue ou sa liaison sur le bord extérieur avec la surface de coupe de la cuve de combustion.

Là encore, cela n’a pas emporté la conviction du Tribunal fédéral. Les juges suisses ont en effet commencé par rappeler qu’en droit suisse, pour bénéficier de la protection par le droit d’auteur, les caractéristiques d’un modèle ne doivent pas être entièrement dictées par des exigences techniques ou par la destination de l’objet.

Le Tribunal relève néanmoins qu’il existe une différence entre le respect des exigences du brevet et la question de savoir si le brevet impose toutes les caractéristiques du modèle. Surtout, les juges relèvent que les défendeurs n’ont pas démontré quelles étaient les caractéristiques du modèle qui auraient pu être imposées par des impératifs techniques, alors que la charge de cette preuve leur incombait.

À titre d’exemple, le Tribunal indique que le matériau choisi par le demandeur est l’acier avec un aspect rouillé. Il ajoute que les défendeurs ne prétendaient pas que l’invention brevetée ne pourrait pas être mise en œuvre avec un autre matériau. Pour le Tribunal, il n’était pas suffisant de soutenir que l’utilisation de l’acier serait évidente, car il s’agissait d’un matériau courant et thermoconducteur.

Le Tribunal fédéral conclut ainsi que le tribunal de première instance a reconnu à juste titre au Feuerring la qualité d’œuvre au sens de la loi sur le droit d’auteur suisse. Le Tribunal rejette les autres demandes des parties.


Bien que les concepts utilisés en droit suisse semblent, a priori, s’écarter des notions utilisées en droit d’auteur européen, cette décision nous paraît particulièrement intéressante. En effet, elle montre qu’il est possible de s’appuyer sur des indices comme l’effet de surprise produit par une forme pour démontrer la créativité dans le domaine des arts appliqués. Cela rappelle le caractère inattendu d’un résultat qui peut être un indice pertinent pour démontrer l’activité inventive en matière de brevet.

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