5 mai 2023

Des icônes du design peuvent-elles être privées de la protection du droit d’auteur en France en application de la Convention de Berne ?

La question interpelle tant elle paraît saugrenue. Le droit d’auteur français protège toutes les œuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination. Ainsi, a priori, le champ de protection est large. Pourtant, l’article 2.7 de la Convention de Berne prévoit un mécanisme de protection par le droit d’auteur conditionné par une règle de réciprocité. Cet article a pour effet d’exclure certaines œuvres en fonction du système de protection du pays dans lequel l’œuvre a été publiée pour la 1re fois. Or, cette exclusion est-elle contraire au principe général de non-discrimination établi par le droit de l’Union européenne ? La question a été posée récemment à la CJUE. L’enjeu est de taille : il s’agit d’accorder ou non la protection par le droit d’auteur à certaines œuvres des arts appliqués, y compris à certaines icônes du design ! Protection du design dans l’UE au regard de la Convention de Berne et de la règle de réciprocité : voici nos explications.

La Convention de Berne : une entorse à la protection des arts appliqués par le droit d’auteur

Comme le disait Marcel Plaisant, dans le beau style perdu des juristes du XXe, la loi française, œuvre des conventionnels de la Révolution française, est pénétrée depuis son origine par le principe de l’unité de l’art : « En France, nous considérons essentiellement la création qui équivaut { …} à une pleine justice vis-à-vis de tous ceux qui servent l’art { …} Ce qui mérite d’être reconnu, ce n’est pas l’œuvre matérielle, livre, statue, partition musicale, tableau, c’est l’effort de pensée, ou la délicatesse de sensibilité et d’imagination qui a déposé son témoignage devant les hommes par l’objet d’art »[1].

Comment des icônes de design pourraient-elles donc échapper à la protection du droit d’auteur français ? Question à évacuer d’un revers de main tant elle ne se pose pas ? Ce serait sans compter sur les règles du droit international.

L’article 2.7 de la Convention de Berne

Comme tous les juristes amateurs de dessins et modèles le savent, l’article 2.7 de la Convention de Berne prévoit une règle spécifique pour les œuvres des arts appliqués :

« Il est réservé aux législations des pays de l’Union de régler le champ d’application des lois concernant les œuvres des arts appliqués et les dessins et modèles industriels, ainsi que les conditions de protection de ces œuvres, dessins et modèles, compte tenu des dispositions de l’article 7.4) de la présente Convention. Pour les œuvres protégées uniquement comme dessins et modèles dans le pays d’origine, il ne peut être réclamé dans un autre pays de l’Union que la protection spéciale accordée dans ce pays aux dessins et modèles ; toutefois, si une telle protection spéciale n’est pas accordée dans ce pays, ces œuvres seront protégées comme œuvres artistiques ».

Explications pratiques

Il s’agit d’une règle de réciprocité entre les États parties à la Convention de Berne. Selon cet article, un pays de l’Union accorde le traitement national, c’est-à-dire la double protection, uniquement si le pays d’origine de l’œuvre le fait également.

Dit de manière plus directe : vous protégez les créations des arts appliqués de nos nationaux par le droit d’auteur, nous aussi ; vous ne le faites pas, nous non plus. Par exemple, si une œuvre des arts appliqués a été publiée aux USA et qu’elle ne peut pas bénéficier de la protection par le copyright américain, il ne peut y avoir de protection de cette œuvre par le droit d’auteur dans les autres pays de l’Union également !

Résumons : égalité proclamée par la loi française, mais qui, en raison du droit international, ne bénéficie pas aux œuvres des arts appliqués non protégées dans un État signataire de la Convention de Berne.

Très bien, mais est-ce que cela ne pose pas justement un problème d’égalité de traitement ? Notamment au sein de l’Union européenne ?

La règle de réciprocité contraire au principe général de non-discrimination du droit de l’UE ?

Deux cas de figure peuvent se présenter : l’œuvre a été publiée pour la première fois dans un pays de l’UE, ou dans un pays hors de l’UE.

La règle de réciprocité entre pays de l’UE sanctionnée par la CJUE : l’affaire Tod’s

La question avait été posée, une fois n’est pas coutume, par nos juridictions françaises, dans une affaire Tod’s. Et la Cour de justice avait alors jugé, par arrêt du 30 juin 2005, que cette règle violait l’article 12 du Traité CE :

« 33. L’article 2, paragraphe 7, de ladite convention contient, quant à lui, ainsi que l’observe à juste titre la Commission, une règle de réciprocité en vertu de laquelle un pays de l’Union accorde le traitement national, c’est-à-dire la double protection, uniquement si le pays d’origine de l’œuvre le fait également.

34. Or, il convient de rappeler qu’il résulte d’une jurisprudence constante que l’exécution des obligations que le traité ou le droit dérivé imposent aux États membres ne saurait être soumise à une condition de réciprocité (arrêt du 30 septembre 2003, Colegio de Oficiales de la Marina Mercante Española, C-405/01, Rec. p. I -10391, point 61 et jurisprudence citée).

35. Aucune autre circonstance objective de nature à justifier une réglementation telle que celle en cause au principal n’ayant été invoquée, celle-ci doit être considérée comme constitutive d’une discrimination indirecte en raison de la nationalité prohibée par l’article 12 CE.

36. Il convient donc de répondre à la question posée que l’article 12 CE, qui établit le principe général de non-discrimination en raison de la nationalité, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que la recevabilité d’un auteur à réclamer dans un État membre la protection du droit d’auteur accordée par la législation de cet État soit subordonnée à un critère de distinction fondé sur le pays d’origine de l’œuvre ».

(CJCE, 30 juin 2005, Affaire C-28/04, Tod’s SpA et Tod’s France SARL c/ Heyraud SA)

Reprenons : les œuvres des arts appliqués sont en principe protégées en France et l’article 2.7 de la Convention de Berne ne peut faire échec à cette protection à tout le moins s’agissant de ressortissants de l’UE. Depuis l’arrêt Cofemel, de toute façon, les critères de protection des œuvres des arts appliqués par le droit d’auteur sont totalement harmonisés. L’effet paralysant de l’article 2.7 de la Convention de Berne n’a donc plus théoriquement de rôle à jouer pour les œuvres publiées au sein de l’UE.

Quid de la protection des œuvres des arts appliqués publiées en dehors de l’UE ?

Faut-il faire encore jouer l’article 2.7 CB ou bien l’écarter au nom d’un principe plus grand d’égalité de traitement entre tous les créateurs, qu’ils soient ressortissants ou non de l’UE ?

Jurisprudence française : l’affaire KNOLL

Dans l’affaire KNOLL, qui a fait couler tant d’encre il y a quelques années, le Tribunal judiciaire de Paris avait décidé dans son jugement du 16 janvier 2015 de maintenir l’application de l’article 2.7 CB s’agissant de la protection des modèles de chaise et fauteuil « Tulipe » créés par le célèbre designer Saarinen. En effet, pour les juges parisiens, le litige était :

« relatif à une création divulguée en premier lieu aux États-Unis, dont le créateur bien que d’origines finlandaises, était à l’époque ressortissant américain […] Aussi, il n’y a pas lieu au nom du principe général européen de non-discrimination du fait de la nationalité d’écarter l’application des dispositions prévues par l’article 2.7 de la Convention de Berne qui doivent au contraire être mises en œuvre ».

(TGI Paris, 3e ch. 2e sect., 16 janv. 2015, n° 13/07066)

La conséquence a été que les œuvres revendiquées, bien qu’elles soient des icônes du design du XXe, ont été jugées non protégeables par le droit d’auteur. L’argument avait ensuite été abandonné en appel et l’affaire s’est clôturée par un arrêt de la Cour de cassation abondamment commenté, validant le fait que, dans la mesure où les modèles en cause n’étaient pas protégeables par le copyright américain, ils ne pouvaient recevoir de protection par le droit d’auteur en France (CA Paris, 13 avril 2018 ; Cass. Civ. 1re, 7 octobre 2020, 18-19.441).

Alors c’est entendu ?

Cela serait sans compter sur nos amis néerlandais…

Jurisprudence européenne : l’affaire Vitra vs. Kwantum

La Cour Suprême des Pays-Bas vient en effet de relancer le débat, dans une affaire opposant l’éditeur VITRA à la société KWANTUM. L’objet du litige porte sur le caractère protégeable par le droit d’auteur au sein de l’UE des modèles de chaises de Ray et Charles Eames. L’article 2.7 CB peut-il être invoqué pour faire échec à leur protection ? Le principe de non-discrimination prévu par la Charte des droits fondamentaux de l’UE s’oppose-t-il à cette règle ?

Les juges néerlandais ont décidé de demander l’avis de la CJUE en lui posant les cinq questions préjudicielles suivantes :

  1. La situation en cause dans la présente procédure relève-t-elle du champ d’application matériel du droit de l’Union européenne ? Dans la mesure où il convient de répondre par l’affirmative à la question ci-dessus, les questions suivantes sont également posées.
  2. Le fait que le droit d’auteur sur une œuvre d’art appliqué fait partie intégrante du droit à la protection de la propriété intellectuelle consacré par l’article 17, paragraphe 2, de la Charte des droits fondamentaux de l’UE signifie-t-il que le droit de l’Union européenne, en particulier l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, exige que la limitation de l’exercice du droit d’auteur (au sens de la directive 2001/29/CE) sur une œuvre d’art appliqué par application du critère de réciprocité matérielle de l’article 2, paragraphe 7, de la CB exige que cette limitation soit prévue par la loi ?
  3. Les articles 2, 3 et 4 de la directive 2001/29/CE et les articles 17, paragraphe 2, et 52, paragraphe 1, de la Charte, lus à la lumière de l’article 2, paragraphe 7, CB, doivent-ils être interprétés en ce sens qu’il appartient exclusivement au législateur de l’UE (et non aux législateurs nationaux) de déterminer si l’exercice du droit d’auteur (au sens de la directive 2001/29/CE) dans l’UE en application du critère de réciprocité matérielle de l’article 2, paragraphe 7, CB peut être limité par une loi ? L’article 2(7) CB peut être restreint à l’égard d’une œuvre d’art appliqué dont le pays d’origine au sens de la Convention de Berne est un pays tiers et dont l’auteur n’est pas ressortissant d’un État membre de l’UE et, dans l’affirmative, d’énoncer cette restriction de manière claire et précise (cf. CJUE 8 septembre 2020, affaire C-265/19, ECLI:EU:C:2020:677) ?
  4. Les articles 2, 3 et 4 de la directive 2001/29/CE, lus en combinaison avec les articles 17, paragraphe 2, et 52, paragraphe 1, de la Charte, doivent-ils être interprétés en ce sens que, tant que le législateur de l’UE n’a pas prévu de limitation à l’exercice du droit d’auteur (au sens de la directive 2001/29/CE) sur une œuvre d’art appliqué en appliquant le critère de la réciprocité matérielle de l’article 2, paragraphe 7, CB, les États membres de l’UE ne sont pas tenus de prévoir une limitation à l’exercice du droit d’auteur sur l’œuvre d’art appliqué. 2 (7) CB, les États membres de l’UE ne peuvent pas appliquer ce critère à une œuvre d’art appliqué dont le pays d’origine au sens de la Convention de Berne est un pays tiers et dont l’auteur n’est pas un ressortissant d’un État membre de l’UE ?
  5. Dans les circonstances en cause dans le présent litige et compte tenu de la date de création de (l’ancêtre de) l’article 2(7) CB, les conditions de l’article 351(1) TFUE sont-elles remplies pour la Belgique, de sorte que, pour cette raison, la Belgique est libre d’appliquer le critère de réciprocité matérielle de l’article 2(7) CB, en tenant compte du fait qu’en l’espèce, le pays d’origine a adhéré à la Convention de Berne le 1er mai 1989 ?

Que va décider la Cour de justice ?

Bienheureux celui qui pourrait le deviner avec certitude. Ce qui est certain, c’est que cette décision aura des répercussions majeures sur la protection d’icônes du design en Europe. Une affaire à suivre de près…

Les avocats du cabinet Arénaire interviennent dans toutes les matières du droit de la propriété intellectuelle, en particulier en droit d’auteur et droit des dessins et modèles. Pour en savoir plus sur nos prestations, contactez-nous !


[1] Cf. La création artistique et littéraire et le droit, publié en 1920 et récemment réédité par Dalloz pour le plus grand bonheur des amoureux du droit de la propriété littéraire et artistique ; la langue est simple, belle, un vrai plaisir de lecture, pour ceux qui aiment le droit quand même !!