29 décembre 2020

Comment Apprécier le Caractère Fonctionnel d’un Modèle ?

Dans les critères de protection des dessins et modèles, le caractère fonctionnel est souvent l’objet de débats. Peut-on protéger un modèle dont les caractéristiques sont fonctionnelles ? En principe non ! Le Tribunal de l’Union européenne a toutefois apporté une nuance intéressante dans une décision du 18 novembre 2020. L’objet du litige était un modèle destiné à faciliter l’organisation de batailles d’eau. Retour sur cette affaire pour bien en comprendre tous les tenants et aboutissants.

L’affaire Tinnus Enterprises : success story et tribulations juridiques

Le cadre légal

Selon l’article 8.1 du règlement européen 6/2002, les modèles exclusivement fonctionnels ne peuvent être protégés à titre de dessins ou modèles communautaires. La raison est facile à comprendre : l’innovation technologique ne doit pas être entravée par l’octroi de dessins ou modèles portant sur des caractéristiques techniques. Ce qui est technique relève du brevet, alors que les dessins et modèles protègent l’apparence des produits. La démarcation paraît claire.

Mais qu’est-ce qu’un modèle exclusivement fonctionnel ? Comment déterminer en pratique si tel ou tel modèle est exclusivement dicté par une fonction ? Comme souvent, le principe est simple mais son application pratique est loin d’être aisée. La décision rendue par le Tribunal de l’Union européenne le 18 novembre 2020 dans l’affaire Tinnus Enterprises (TUE, T‑574/19), relative à un modèle permettant de remplir simultanément plusieurs ballons gonflables, apporte des précisions utiles à ce sujet.

Les faits

Comment se fait-il qu’une des plus hautes juridictions européennes ait eu à apprécier la validité d’un modèle de ballons à eau gonflables ?! L’histoire mérite d’être racontée car c’est une belle success story américaine !

En 2014, Josh Malone, américain vivant au Texas et père de 8 enfants, venait de terminer une mission de consultant et recherchait désespérément un nouveau travail. C’est à ce moment qu’il a eu la géniale idée (tout du moins pour ceux qui aiment les batailles d’eau) de concevoir un système permettant de remplir, en même temps, des dizaines de ballons gonflables, jusqu’à 100 en moins d’une minute ! Après avoir levé 1 million$ sur Kickstarter, Josh Malone a créé une société dénommée Tinnus Enterprises (ci-après « Tinnus ») et lancé son produit qui a rencontré un vif succès.

Pour protéger son « business », Tinnus a notamment déposé une demande de brevet européen EP 3 005 948 A2 le 3 octobre 2015. La demande de brevet comporte, entre autres, les dessins explicatifs suivants :

Parallèlement, souhaitant probablement protéger au maximum son invention, Tinnus a également déposé le 10 mars 2015 plusieurs dessins et modèles communautaires. Parmi ceux-ci, le modèle suivant, enregistré par l’Office européen (EUIPO) sous le n°1 431 829‑0001 :

Modèle Tinnus image 1 caractère fonctionnel d’un modèle
Modèle Tinnus image 2 caractère fonctionnel d’un modèle
Modèle Tinnus image 3 caractère fonctionnel d’un modèle

Avec une double protection, Tinnus pouvait ainsi espérer avoir une protection maximale pour lutter contre les copies. Toutefois, comme tout produit qui a du succès, celui-ci suscite des appétits des concurrents soucieux de maintenir autant que possible la liberté du commerce – c’est-à-dire la liberté de commercialiser des produits concurrents, y compris des copies.

La procédure

C’est dans ce contexte qu’en 2016 et 2017, les sociétés Mystic Products Import & Export, SL et Koopman International BV, ont sollicité la nullité du modèle de Tinnus n° 1 431 829‑0001. L’argument invoqué est que ses caractéristiques seraient uniquement imposées par leur fonction technique.

Le 30 avril 2018, la division d’annulation a fait droit à cette demande. Le 12 juin 2019, la troisième chambre de recours de l’EUIPO a confirmé cette décision. Pour tenter de sauver son modèle, Tinnus a formé un recours devant le Tribunal de l’Union européenne, sans plus de succès. Explications :

L’appréciation du caractère fonctionnel d’un modèle : la décision du Tribunal du 18 novembre 2020

À l’appui de son recours, Tinnus invoquait notamment les trois arguments juridiques suivants, qui ont tous été rejetés par le Tribunal.

1. La critique de la méthode appliquée par l’EUIPO

1.1. La méthode invoquée par Tinnus

Elle reprochait en premier lieu à l’EUIPO un problème de méthode. Selon Tinnus, pour déterminer si un dessin ou modèle a été valablement enregistré, il fallait adopter une approche systématique et structurée consistant à :

  • déterminer la fonction technique du produit pour lequel l’enregistrement du dessin ou modèle contesté a été accordé ;
  • identifier les caractéristiques de l’apparence du produit qui seraient exclusivement imposées par sa fonction technique ;
  • rechercher si chacune desdites caractéristiques est effectivement imposée par la fonction technique dudit produit ;
  • apprécier le dessin ou modèle contesté à la lumière des critères de nouveauté et de caractère individuel exigés par les articles 4 à 6 du règlement no 6/2002, en excluant les caractéristiques de l’apparence exclusivement imposées par la fonction technique du produit.

Or, selon Tinnus, l’Office européen n’avait pas respecté cette méthode. Le Tribunal n’a pas été de cet avis, tout en concédant que la méthode décrite par Tinnus était « en substance, exacte ». Et c’est là que la décision du Tribunal est particulièrement intéressante.

1.2. La méthode retenue par le Tribunal

S’appuyant sur l’arrêt DOCERAM, le Tribunal a tout d’abord rappelé que l’appréciation d’un dessin ou modèle communautaire comporte les étapes suivantes :

  • en premier lieu, il faut déterminer la fonction technique du produit concerné ;
  • en deuxième lieu, il faut analyser les caractéristiques de l’apparence dudit produit ;
  • en troisième lieu, il convient d’examiner, au regard de toutes les circonstances objectives pertinentes, si ces caractéristiques sont exclusivement imposées par la fonction technique du produit concerné. En d’autres termes, si la nécessité de remplir cette fonction technique est le seul facteur ayant déterminé le choix par le créateur de ces caractéristiques, des considérations d’une autre nature, en particulier celles liées à l’aspect visuel dudit produit, n’ayant joué aucun rôle lors du choix de ces caractéristiques  (pt 23).

Le Tribunal en déduit logiquement que « s’il est conclu qu’au moins l’une des caractéristiques de l’apparence du produit concerné n’est pas exclusivement imposée par la fonction technique dudit produit, le dessin ou modèle en cause reste valide et confère protection à cette caractéristique» (pt 24). En effet, si un modèle présente une caractéristique qui n’est pas imposée par une fonction technique, il est logique d’en déduire qu’il n’est pas exclusivement fonctionnel.

Apportant un éclairage particulièrement intéressant, il précise toutefois que :

« si toutes les caractéristiques de l’apparence du produit concerné sont exclusivement imposées par sa fonction technique, le dessin ou modèle en cause ne sera pas valide, à moins qu’il apparaisse que l’agencement desdites caractéristiques a été imposé par des considérations ne relevant pas exclusivement de la nécessité de remplir la fonction technique du produit concerné, en dégageant, notamment, une impression visuelle d’ensemble allant au-delà de la simple fonction technique. À cet égard, il y a lieu de rappeler que, dans le cadre du système prévu par le règlement no 6/2002, l’apparence constitue l’élément déterminant d’un dessin ou modèle [….] un agencement particulier des caractéristiques pourrait être choisi à des fins autres que la nécessité de remplir une fonction technique et, notamment, à des fins ornementales et, plus généralement, à des fins visant à améliorer l’aspect visuel du dessin ou modèle […]

Dans l’hypothèse de l’agencement particulier susvisé, le dessin ou modèle en cause reste valide et confère protection uniquement à cet agencement particulier et non pas aux caractéristiques de l’apparence du produit exclusivement fonctionnelles qui sont concernées par cet agencement » (pts 25 et 26).

Bien que moins évidente, cette solution nous parait justifiée.

En effet, comme le soutenait Tinnus, il faut apprécier le caractère fonctionnel des caractéristiques d’un produit au regard de la fonction du produit lui-même et non pas de manière abstraite. On peut en effet imaginer un modèle qui combine différents éléments qui, dans certains contextes, pourraient avoir un aspect technique mais qui, dans d’autres, le perde. On peut par exemple penser au modèle de table basse conçu par Gae Aulenti. Ses roulettes industrielles ont perdu au moins une partie de leurs fonctions techniques d’origine, de par leur association à une table basse en verre qui n’a pas pour fonction de supporter des charges similaires à celles d’un diable !

1.3. La validation de la méthode retenue par l’EUIPO

Tout en reconnaissant que Tinnus avait raison sur la méthode, le Tribunal a passé au crible la motivation de la chambre de recours et considéré qu’elle avait bien respecté les différentes étapes à suivre pour apprécier la validité du modèle :

  • première étape : pour le Tribunal, la chambre de recours a bien identifié la fonction du produit, à savoir permettre de « remplir simultanément un certain nombre de ballons gonflables » pour permettre des batailles de « bombes à eau » ;
  • deuxième étape : là encore, le Tribunal valide l’analyse de la chambre de recours en relevant qu’elle a bien identifié les caractéristiques du produit, à savoir « premièrement, le raccord avec une ouverture et un certain nombre de trous, deuxièmement, un certain nombre de tubes attachés au raccord, troisièmement, un certain nombre de ballons gonflables fixés à l’extrémité des tubes et, quatrièmement, un certain nombre d’attaches fixant les ballons aux tubes » ;
  • troisième étape : il s’agissait de l’étape sur laquelle se concentrait les débats ; Tinnus estimait que l’EUIPO n’avait pas analysé les caractéristiques du produit au regard de sa fonction ; le Tribunal rejette l’argument en soulignant que la chambre de recours a au contraire identifié les caractéristiques exclusivement dictées par la fonction technique du produit en cause, et ce en examinant « si l’agencement des caractéristiques individuelles de l’apparence du produit concerné produisait une impression visuelle d’ensemble dont il pouvait être déduit que cet agencement n’était pas dicté exclusivement par des considérations relatives à la nécessité que ledit produit remplisse sa fonction technique » ;
  • quatrième étape : le Tribunal relève ici que celle-ci n’avait pas même à être examinée car, dans la mesure où toutes les caractéristiques du produit étaient exclusivement dictées par la fonction technique du produit, le modèle ne pouvait être protégeable, de sorte qu’il n’était pas même utile d’examiner sa nouveauté ou son caractère individuel. Le raisonnement, sur ce point, est implacable.

Le Tribunal en conclut que le premier moyen de Tinnus n’est pas fondé et doit être rejeté.

2. La critique relative à la prise en compte des formes alternatives

Au-delà de la méthode, Tinnus reprochait également à l’EUIPO d’avoir considéré que le seul fait qu’elle soit titulaire de plusieurs dessins ou modèles communautaires appliqués au produit « installations pour la distribution de fluides », visuellement différents, permettrait de déduire que toutes les caractéristiques de l’apparence du produit concerné sont exclusivement imposées par sa fonction technique.

Pour rejeter cette argumentation, le Tribunal rappelle tout d’abord les principes posés par l’arrêt DOCERAM du 8 mars 2018 (C‑395/16, point 32), à savoir que :

  • l’existence de dessins ou modèles alternatifs n’est pas déterminante pour savoir si la fonction technique du produit concerné est le seul facteur ayant déterminé les caractéristiques de son apparence ;
  • l’existence de dessins ou modèles alternatifs permettant de réaliser la même fonction technique constitue seulement une circonstance objective pertinente qui doit être prise en considération pour apprécier si les caractéristiques de l’apparence du produit concerné sont exclusivement imposées par sa fonction technique.

Autrement dit, la multiplicité des formes n’est plus aujourd’hui un critère décisif pour apprécier le caractère fonctionnel d’un modèle, mais seulement un indice à prendre en compte.

Or, en l’espèce, le Tribunal relève que « l’existence des autres dessins ou modèles communautaires détenus par la requérante a été prise en compte par la division d’annulation, en tant qu’un facteur parmi d’autres, pour apprécier si les caractéristiques de l’apparence du produit concerné en l’espèce étaient exclusivement imposées par sa fonction technique ».

3. La critique relative aux erreurs d’appréciation du caractère fonctionnel du modèle

Enfin, Tinnus reprochait plusieurs erreurs dans l’appréciation du caractère fonctionnel du modèle en cause, soulignant que :

  • l’« apparence sobre et nette » du modèle serait identique ou similaire à une « fleur avec sa tige » grâce au choix de la longueur des tiges par rapport à la longueur des ballons ;
  • la proportion du modèle dans son ensemble lui conférerait « une apparence fine et élégante, attrayante pour l’utilisateur ».

3.1. Les arguments du demandeur

Au soutien de son argumentation, Tinnus invoquait notamment le témoignage du créateur selon lequel :

  • il existait d’autres manières que celle montrée par le dessin et modèle pour aboutir à la même fonction technique (par exemple « les tubes pourraient être reliés en ligne droite le long d’un tuyau ou être disposés en spirale autour de la longueur du tuyau ou être disposés de manière radiale à partir d’un point central ») ;
  • divers aspects du modèle pourraient être différents comme la forme du raccord, le nombre, l’espacement et la longueur des tubes ainsi que la combinaison de plusieurs tubes ayant des longueurs différentes ;
  • le modèle est plus esthétique que tout modèle répondant à la fonction technique selon une des manières alternatives, car il a une forme allongée, avec une longueur qui représente approximativement quatre fois sa largeur ; le modèle a ainsi une apparence simple, nette et élégante ;
  • le choix de l’arrangement des aspects a été dicté par le fait qu’il constitue un des arrangements possibles permettant au dessin et modèle d’avoir une forme allongée qui lui confère une apparence simple, nette et élégante ;
  • Le créateur a invoqué également le succès commercial du produit concerné (sous la dénomination commerciale « Bunch O Balloons ») et les récompenses qu’il a obtenues, lesquelles étaient fondées sur des critères comprenant le degré de l’attirance des consommateurs par le design du produit.

Là encore, le Tribunal balaye ces différents arguments.

3.2. La position du Tribunal

Pour le Tribunal, Tinnus n’avance ici « aucune argumentation pour étayer son affirmation selon laquelle les quatre caractéristiques de l’apparence du produit concerné […], ne sont pas exclusivement imposées par la fonction technique dudit produit. Cette affirmation doit, dès lors, être rejetée ».

S’agissant de l’impression « sobre et nette », pareille à « une fleur avec sa tige », qui serait dictée par des considérations esthétiques, le Tribunal relève que :

  • il faut tenir compte de toutes les circonstances objectives pertinentes ;
  • qu’en l’occurrence, c’est ce qu’a fait la chambre de recours en prenant en compte des circonstances objectives, étayées par des éléments de preuve fiables et notamment la demande de brevet de Tinnus ;
  • rien ne prouve que des considérations liées à l’aspect visuel étaient intervenues dans le processus de conception du modèle, car il n’y a aucune amélioration dans l’apparence du produit par rapport au mode de réalisation austère présenté dans la demande de brevet ;
  • l’affirmation de Tinnus sur l’apparence « sobre et nette » du modèle et sa ressemblance à une « fleur avec sa tige » est contredite par l’auteur d’un article dénommé « Bunch O Balloons will revolutionize water fights », qui décrit le produit comme des « grappes de raisins dégonflées » ; « l’impression visuelle du produit avancée par la requérante paraît ainsi arbitraire ou, à tout le moins, trop incertaine, et n’est pas étayée par des données objectives ».

Le Tribunal ajoute, en ce qui concerne le témoignage du créateur, qu’il n’est pas suffisamment fiable :

« en ce qui concerne le témoignage du créateur du dessin ou modèle contesté invoqué par la requérante, il convient de relever, à titre liminaire, que ce témoignage a une force probante limitée dans la mesure où il présente l’opinion personnelle et subjective dudit créateur et où ce créateur, en tant que président et propriétaire de la requérante, a un intérêt personnel à la validité du dessin ou modèle contesté. Il s’ensuit que ce témoignage, dans la mesure où il évoque l’apparence « simple, nette et élégante » du dessin ou modèle contesté et où il n’est corroboré par aucun autre élément de preuve provenant de sources fiables et impartiales, n’emporte pas la conviction du Tribunal à propos du fait que des considérations esthétiques auraient été prises en compte lors de la création du dessin ou modèle contesté »

Enfin, le Tribunal souligne que le succès commercial du produit ne permet en rien de démontrer que le produit ne présente pas des caractéristiques dictées par une fonction technique. Il ajoute que les récompenses obtenues, sur la base de critères qui ne « concernaient pas uniquement le design des produits en cause », ne permettaient pas d’établir que le produit en cause aurait été primé en raison de son design.

Le Tribunal rejette ainsi le recours.

Portée pratique

La décision du Tribunal vient confirmer les principes posés dans l’affaire DOCERAM, à savoir que la multiplicité des formes n’est pas un critère décisif pour apprécier le caractère fonctionnel d’un modèle. De manière plus intéressante, elle définit une méthode claire à suivre pour apprécier ce caractère ou non fonctionnel. Enfin, le Tribunal précise que si la volonté du concepteur peut être prise en compte, comme le suggérait l’arrêt DOCERAM, encore faut-il pouvoir l’établir à partir d’éléments de preuves fiables et objectifs, ce qui ne sera pas aisé en pratique. Cet arrêt apporte un éclairage intéressant en droit des dessins et modèles, domaine de prédilection des avocats du Cabinet Arénaire.